Les grandes aires marines protégées, de nouveaux outils de gouvernance des océans ?

, par  DEGREMONT Marlène

Depuis une décennie, la Région du Pacifique est le théâtre d’un foisonnement de grandes aires marines protégées qui se déploient sur de vastes surfaces océaniques avec à leur bord toute une myriade d’acteurs plus diversifiés les uns que les autres. Issus du monde associatif, du secteur privé et public, ou comptant parmi les plus grosses ONG conservationnistes mondiales, ils se réunissent, se confrontent et négocient de nouvelles normes, façonnant ainsi le monde maritime jusque-là principalement investi par les pêcheurs hauturiers.

En Nouvelle-Calédonie, le Parc naturel de la mer de Corail, créé en avril 2014 dans le sillage de l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO d’une large frange de lagons exceptionnellement riches, marque un tournant dans l’avenir économique du pays qui explore depuis déjà quelques décennies les potentielles alternatives au roi-nickel, profondément ancré dans l’histoire coloniale de ce Territoire du Pacifique sud.
En Polynésie française, le tournant est plus récent. L’annonce en septembre 2016 du président du Gouvernement au Congrès mondial de l’UICN à Hawaii de la création d’une grande aire marine gérée a eu un effet retentissant, plongeant les acteurs en présence (étatiques et ONG) dans un désarroi certain. Quid des deux grands projets d’aires marines protégées aux Marquises et aux Australes, cumulant à elles deux un million sept cent mille kilomètres carrés ?

A l’aune de ces deux exemples, le travail de recherche actuellement mené dans le cadre d’une thèse en anthropologie tente de décrypter les enjeux sous-jacents à ces mouvements particulièrement révélateurs des problématiques actuelles et à venir sur le continent océanien.

Depuis que l’environnement est devenu un enjeu globalisé, dont la COP21 est une des manifestations les plus palpables, les programmes de conservation à grande échelle se sont multipliés. En témoigne la Convention pour la Diversité Biologique, qui dès les années 1990 prévoit la mise en réseau d’un nombre de plus en plus grand d’aires protégées.
Ajoutons à cela le récent mouvement de maritimisation du monde qui souligne çà et là l’important potentiel économique, stratégique et/ou militaire des océans au XXIe siècle. Ceci donne lieu à un réinvestissement des espaces maritimes mondiaux, d’une ampleur inégalée depuis la Convention du Droit de la mer de Montego Bay datant de 1982.
Outil de conservation par excellence, l’aire protégée gagne le milieu maritime avec force et véhémence. Le pourcentage de superficie globale qu’elles couvrent passe de 0,65% en 2008 à 5,1% en 2016 [1]. L’objectif 11 d’Aichi ratifié lors de la Conférence des Parties en 2010 visant à protéger 10% en 2020 en est le principal levier. Il vient acter une dynamique déjà initiée dès 2006 dont le Pacifique fait figure de proue [2].

Dans cette course effrénée, la Nouvelle-Calédonie se pose en pionnière. Quatre ans après l’édiction du Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020, le Parc naturel de la mer de Corail devient la plus grande aire marine protégée au monde. Couvrant l’intégralité de la zone économique exclusive (ZEE), elle s’étend sur plus de 1,3 million de kilomètres carrés. Ses principales finalités, détaillées dans le livret de proposition d’actions édité par l’Agence des aires marines protégées (AAMP), se déclinent dans la droite ligne des principes du développement durable. Le comité de gestion, formé dans la foulée, se veut collégial et représentatif des parties prenantes du projet. Il regroupe des acteurs institutionnels (services d’État, provinces, gouvernement), coutumiers (aires coutumières), socio-professionnels (secteur privé), et la société civile (associations, ONG), qui se réunissent à raison de rencontres mensuelles voire hebdomadaires sur les trois années qui suivent sa création, usant d’argument pour ou contre le développement des activités extractives, de réserves intégrales ou de pêche durable selon les convictions et registres de justification. Il s’agit d’une instance consultative, présidée par le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et le Haut-Commissariat de la République française. Juridiquement rattachée à l’État, la ZEE de la Nouvelle-Calédonie est sous la compétence du Gouvernement local. Statuant sur la validité du plan de gestion, ce dernier est donc l’ultime décideur.

Les appuis techniques et institutionnels qu’offrent les principaux acteurs du projet sont autant d’opportunités dont le Gouvernement dispose pour orienter sa politique maritime. Les outils véhiculés par les ONG, calqués sur les catégories de l’UICN, ou les approches de planification spatiale marine développées par les agences d’État, éprouvées sur des zones autrement plus réduites, dessinent un potentiel d’innovation sans précédent. Dénué de structure autonome dédiée à la gestion, le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie bénéficie d’un outil expérimental destiné à servir bien des enjeux. Inscrit dans un processus de transition institutionnelle suite à l’Accord de Nouméa, le Pays se situe à la croisée des chemins à l’aube du référendum d’auto-détermination prévu en 2018. Dans ce contexte, le Parc naturel constitue un atout d’intégration régionale et de rayonnement international lui garantissant une certaine assise dans les rencontres diplomatiques d’envergure.

La requalification des ZEE en périmètres de gestion participe au changement de perspective amorcé depuis quelques années dans la région océanienne, où l’essai d’Epeli Hau’ofa [3] qui propose d’appréhender les iles du Pacifique non plus comme des petites iles isolées mais comme de grands pays océaniques, connait une résonance particulière depuis l’avènement des grandes aires marines protégées, comme l’illustre le récent projet de grande aire marine gérée qui englobe tous les archipels de la Polynésie française.

Engagé dans un processus d’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO porté par l’AAMP, l’archipel des Marquises a depuis 2012 fait l’objet d’un projet de grande aire marine protégée portant sur 700 000 km2 de surface océanique. Parallèlement à cela, un projet de grande aire protégée d’un million de kilomètres carrés a également vu le jour aux Iles Australes sous l’égide de l’ONG PEW Charitable Trusts présente et active dans plusieurs Pays du Pacifique dont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française.
Relevant de la compétence du Gouvernement de la Polynésie française depuis la loi organique de 2004, la zone économique exclusive s’étend sur près de 5,5 millions de kilomètres carrés. Dans l’objectif de regagner la maîtrise sur cet espace, le Gouvernement a récemment opté pour l’élaboration d’une politique maritime cohérente à échelle de la ZEE, suspendant de fait les deux projets de grande AMP en cours. Bien que l’avènement de la grande aire marine gérée tend à cristalliser les tensions entre Tahiti et les archipels, le Gouvernement de la Polynésie française se dote d’une stratégie maritime qui faisait notoirement défaut depuis l’instabilité politique relative aux gouvernements successifs depuis le début des années 2000.

En se dotant d’une grande aire marine gérée, le Gouvernement de la Polynésie française s’affranchit des approches développées par les organisations environnementales en proposant un modèle considéré comme plus proche des conceptions locales de la relation homme-nature. Permettant de concilier développement économique et usage durable des ressources, la Polynésie française s’appuie sur ce modèle pour expérimenter de nouveaux modes de gestion, quitte à faire bouger les lignes des grands standards internationaux [4]. Suivis par le premier ministre des Iles Cook dans cette dynamique d’extension de grandes aires marines gérées à échelle des ZEE, les territoires français du Pacifique se positionnent en instigateurs d’un mouvement de réappropriation et de reconnaissance d’un patrimoine marin, commun à l’ensemble des îles de l’océan Pacifique.

Autrefois sillonné de part et d’autre au moyen de grandes pirogues hauturières, l’Océan Pacifique est le lieu de pratiques et d’usages anciens. Ce lien au grand océan perdure aujourd’hui sous d’autres formes (récits, mythes, lieux tabous) entretenus par des savoirs qui se renouvellent et se transforment au fil du temps. Alors que l’océan est aujourd’hui au centre de toutes les attentions, la dimension culturelle associée à ces espaces est redynamisée par les récents projets qui visent à valoriser le potentiel que représentent les espaces hauturiers. Le développement de la pêche, la conservation de la biodiversité ou l’exploitation minière sont autant d’enjeux qui apparaissent et s’expriment sur fond de revendications identitaires et/ou souverainistes.

En cela, l’attention portée aux océans véhiculée par le phénomène de grandes aires marines protégées constitue une opportunité pour faire valoir cette préséance sur ces espaces, dont la vacuité n’est établie.
Les dynamiques régionales autour de la gestion durable des océans, la lutte contre le changement climatique ou encore la reconnaissance des savoirs locaux, ouvrent la voie à des discussions et négociations au sujet de la place et du rôle des pays du Pacifique, reconfigurant profondément la géographie de la région et a fortiori du monde. Par la mobilisation d’outils et de discours diffusés dans les sphères internationales, les États et territoires océaniens se saisissent des enjeux liés aux grandes aires marines protégées afin de développer des approches pour répondre à leurs problématiques propres, reconquérir des lieux porteurs de sens et d’espérances, et ainsi tracer de nouvelles voies dans la gouvernance des océans.

[1Dégremont M. et Rodary E. (à paraître), La conservation comme résistance ou accompagnement à l’extraction minière océanique ?, Actes du Colloque « L’Océanie convoitée », UPF-CNRS-Api Tahiti Editions

[2Féral F. et Salvat B. (Dir.), 2015, Gouvernance, enjeux et mondialisation. Recherche sur les politiques environnementales de zonage maritime. Le challenge maritime de la France de Méditerranée et d’Outre-mer, L’Harmattan

[3Hau’Ofa E., 1993, Our sea of islands. A new Oceania : Rediscovering our sea of islands

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