Frise chronologique 2023 de la pêche en Cornouaille 2023 : année de carambolage

, par  CHEVER, Morgan, CHEVER, René Pierre

Lorsque j’ai fini la frise chronologique 2023 de la pêche en Cornouaille , j’étais de garderie chez ma fille Morgan près de Nantes. Je lui ai présenté ce travail car je connais son intérêt pour la pêche (elle a eu des langoustines dans son biberon) et ses responsabilités professionnelles en matière environnementales. Nous avons échangé sur chaque item de la frise, avec évidemment des approches générationnelles et professionnelles différentes, mais complémentaires. Nous étions des citoyens observateurs à distance, mais néanmoins outillés pour essayer de comprendre et de réfléchir sur ce qui s’était passé durant l’année 2023 dans le monde de la pêche. Après discussions et mises au point réciproques, nous avons réussi à nous mettre d’accord sur les analyses et réflexions suivantes qui n’engagent que nous-mêmes.

Sources : Télégramme, Ouest-France, Marin, Bulletin Pêche & Développement, South Asia News Alerts, Samoudra News Alert, Melglaz, les membres de Pêche & Développement et quelques contacts dans le milieu professionnel des pêches maritimes

Les jalons de la frise chronologique 2023 sont nombreux et riches d’enseignements comme les frises précédentes (2012-2022, 1945-2011, pour ces deux dernières frises, voir le bulletin P&D N° 211 de mars 23 https://peche-dev.org/spip.php?article454 ). Un coup d’œil rapide permet, de notre point de vue, d’appréhender du local au global, quelques événements clefs de cette année heurtée.

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Voir la frise dans le pdf joint :

Les chocs multiples à tous les niveaux nous impressionnent :

Au plan local l’implication des élus tout au long de l’année est remarquable. Il faut le souligner car elle a longtemps été attendue. Le PAI n’a pas fini d’avoir des conséquences néfastes en provoquant une chute immédiate de 5 à 6000 t de poisson en Cornouaille. Ce point, assez effrayant pour les entreprises de mareyage ne doit pas faire passer sous silence le fait que pour la première fois depuis des dizaines d’années la formation initiale de pêche n’a pas été ouverte au lycée maritime du Guilvinec, c’est sans doute encore plus grave à moyen terme. L’énergie reste le problème numéro 1 de la pêche, il suffit de voir comment Julien Le Brun essaye d’innover dans toutes les directions pour réduire sa facture de gasoil : achat d’un vieux navire à faible puissance, utilisation d’un moteur mixte diesel-électrique, embarquement d’une pile à combustible hydrogène en alternative à la motorisation diesel [1].
Au niveau de la Cornouaille le développement de l’éolien est clairement réclamé pour la première fois. Au plan breton la chute drastique des tourteaux se répercute sur la flottille des caseyeurs qui ne sont plus que 2 sur 15 il y a encore quelques années. Au niveau français, l’incendie du bâtiment de l’Office Français de la Biodiversité (OFB) lors d’une manifestation de pêcheurs à Brest, a été un choc sociétal qui va laisser des traces pendant longtemps.
Au niveau européen l’ambition de l’éolien en mer est gigantesque puisque l’on parle de la mise en service de 111GW, soit plus de 200 parcs comme celui de Saint-Brieuc, à l’horizon 2030. Les flottes thonières européennes sont mal en point alors que les flottes thonières indiennes et même bangladaises commencent à se développer. L’érosion marine fait des ravages sur tous les continents. La pêche délocalisée européenne, mais surtout chinoise, contribuent à la migration vers l’Europe. Pendant toute l’année l’océan mondial s’est encore réchauffé.

Il n’y a pas que les dauphins qui s’échouent. Darse de déchirage de navires de pêche à Brest

L’érosion de la biodiversité marine nous semble de plus en plus claire

Certains des jalons 2023 font soupçonner un déséquilibre de la biodiversité dans les fonds exploités par les pêcheurs bretons : développement exponentiel du poulpe, maladie décimant les tourteaux, raréfaction du lieu jaune, etc. Les causes possibles de ce type de phénomènes sont nombreuses et peuvent-être à chaque fois plurielles : réchauffement des océans, dégradations d’habitats, surpêche, acidification, pollutions... Ces phénomènes sont peut-être ponctuels, mais sans doute plus profonds et durablement installés. Qui dit expansion d’espèces à caractère invasif, très nocives pour les populations en place, dit aussi recherche de régulation. À ce titre, la pêche peut jouer un rôle positif. L’exemple du poulpe est là pour le démontrer. Sans les milliers de tonnes déjà pêchées depuis 2021, les espèces côtières endémiques (coquilles Saint-Jacques, homards, langoustes, ormeaux) auraient été dévastées sur le littoral atlantique de l’Europe.

L’éolien en mer n’est plus une arlésienne

Après presque deux décennies de tâtonnements l’éolien en mer, posé ou flottant, devient concret. Des parcs sont mis en fonctionnement (jalon Saint-Brieuc), des projets ambitieux fleurissent sur le plan national et européen (jalons prévisions 2030-2050), de l’argent tombe (jalons SNSM et COREPEM), des élus réclament leur juste part, (jalon Cornouaille) et des pêcheurs installent de l’hydrogène qui pourrait être produit à partir du courant des éoliennes en mer (jalon Anita Conti).

Parc éolien de St Nazaire

Les effets du changement climatique ne peuvent plus être masqués

Le phénomène d’acidification des océans [2] nous semble devoir être pris en compte par les pêcheurs eux-mêmes. Peut-être y trouvera-t-on les raisons qui provoquent les changements déjà radicaux que nous constatons aujourd’hui, apparemment sans lien entre eux, mais chacun résonnant comme une sirène d’alarme. Il faudrait aussi suivre de très près et soutenir les travaux sur l’impact de l’acidification programmée de la mer sur le plancton, c’est la première brique invisible de la bonne santé des espèces en mer et donc de la pêche.

Cet état de fait nous amène à plusieurs réflexions

• Il va falloir s’habituer à ce type de changements. Le réchauffement climatique induira de toute façon des modifications des populations d’espèces qui fréquentent nos côtes. Dans ce contexte, est-ce qu’une hyper spécialisation des pêcheries est durable ? Ne vaut-il pas mieux prévoir des bateaux très polyvalents, tout en étant très sobres en énergie ? Ce qui veut dire que tout investir dans la mer côtière [3] n’est certainement pas la panacée.
• C’est presque une évidence, mais ce constat permet de réaffirmer l’interdépendance très forte entre l’activité pêche et la bonne santé écologique des milieux marins qui dépendent eux-mêmes des niveaux de pollution terrestres. Il est souvent difficile de comprendre le service économique que rend un écosystème sain dans nos sociétés humaines. Pour la pêche il est direct. Quelque part, c’est un bon levier de motivation pour les pêcheurs eux-mêmes !
• La ressource est tout simplement vitale pour certaines régions du globe y compris la nôtre. Le jalon sur les mareyeuses qui monnaient leurs charmes pour avoir accès au poisson du Lac Victoria en est une preuve malheureusement irréfutable. Si ça n’était pas vital, elles ne le feraient pas. Localement, chez nous, elle peut être aussi vitale. Nationalement et sur le plan européen, cela devrait déjà être une partie du bouquet alimentaire qui permettrait de garantir la souveraineté alimentaire en cas de crise mondiale.
• Une pêche qui "détruit" (l’exploitation minière va se nicher par exemple dans le jalon concernant le bolincheur War Rog) pose problème pour la survie même de la profession, voire des populations là où la ressource est rare et où l’économie locale dépend de la pêche. (cf. l’Inde, le Sénégal, les Grands Lacs et nos territoires). Même si la pêche du maigre était "légale", vue de loin elle est catastrophique en matière d’image pour la profession de pêcheur dans son ensemble et donc pour sa survie.
• La réglementation européenne de la protection de la ressource n’est pas efficace, tout en étant très contraignante (malheureusement pour l’UE la Norvège et même l’Angleterre s’en sortent mieux). D’un côté on impose des quotas et des interdictions de toutes sortes, là où les bateaux de pêche disparaissent et de l’autre on autorise la pêche de tout un banc en pleine période de frai... Du point de vue d’une non-initiée, mais qui connaît les règles de protection de la biodiversité terrestre comme Morgan, ce n’est pas très logique ni très efficace. Pour les travaux terrestres, à titre d’illustration, il y a des plannings d’interdiction [4] applicables pendant les périodes de reproduction en cas de présence de certaines espèces protégées (en vert possible, en rouge pas possible). On ne voit pas pourquoi ce ne serait pas du tout pris en compte en mer, surtout pendant la période de frai et des tempêtes pour les pêcheurs car les poissons ont la bonne habitude de se reproduire en plein hiver.

La mutation de la pêche vers une financiarisation des approches de production peut être grave, car il s’agit d’une partie de notre nourriture

Une des choses qui nous frappe quand on repense à l’évolution que l’on perçoit dans les frises chronologiques est ce qu’elles supposent en termes de modèle sociétal. C’est ce qu’on peut appeler une évolution vers un modèle industriel invariable et opiniâtre, mais voué à l’échec (exemple du jalon "contrat avec Oman") : dès que l’exploitation minière de Golfe d’Oman sera commencée et poursuivie, elle fera long feu, comme la fuite en avant de la pêche langoustière autrefois, ou thonière de nos jours. La vraie solution serait de rendre les ressources des eaux européennes pléthoriques, en prenant les moyens qu’il faut. Par exemple, le coût de compensation d’un vrai repos biologique européen peut-il se comparer au déficit abyssal de la balance commerciale française (5,1 MM€) et européenne (30 MM€ ) des produits de la mer ? L’Europe nous a montré que lorsqu’elle le veut, elle trouve la force et les moyens nécessaires pour faire face collectivement à des enjeux mondiaux : monnaie unique, lutte contre la pandémie, soutien à l’Ukraine, sortie de la dépendance énergétique russe. Les ressources marines de l’Europe sont devenues un enjeu stratégique et il serait temps de les traiter comme tel.

Jusqu’à présent nous avions un modèle perfectible mais relativement stable

• Une ressource partagée, exploitée localement par des personnes vivant sur place, au moins au niveau européen. Par contre, pas toujours dans le respect de la ressource.
• Un tissu économique créé à terre et faisant vivre de nombreux acteurs : transporteurs, mareyeurs, poissonniers, transformateurs etc.
• Du poisson pas trop cher pour les locaux, voire pour les peuples des pays européens.
• En tout cas, même très imparfaitement gérée, une source de nourriture dont les flux sont à peu près maîtrisés pour la population française et européenne (sauf si catastrophe de la biodiversité, cf. plus haut).

La transition qui s’amorce est plus rock’n’roll

• C’est celle d’une pêche en voie de disparition, même si la pêche en mer côtière fait de la résistance. La pêche est de moins en moins défendue au niveau national et européen, sans doute aussi étant de moins en moins défendable sur différent points, y compris à cause de son échec patent. On oublie toujours ce point : on n’aide pas les perdants.
• C’est celle d’une évolution vers un double modèle : petite pêche pour fournir une consommation de niches luxueuses et modèle de production délocalisé, exactement comme les usines à terre ont été déportées en leur temps pour rechercher au loin des ressources vierges, une activité moins réglementée, des travailleurs pas chers. Ce dernier point a pour conséquence de longues distances de transport avec un bilan carbone déplorable, une image catastrophique d’européens, incapables de bien gérer leurs ressources et surtout une mise en danger de l’alimentation des citoyens européens en cas de crise grave.
• En bref, une double approche purement financière qui a la vertu de maintenir les rentrées d’argent de quelques acteurs, étrangement les petits et les gros, mais ne contribue pas à la préservation du tissu économique cité plus haut. Et nous ne sommes pas à l’abri d’une approche "minière" de l’exploitation ni dans les zones côtières locales (jalon licences régionales) ni dans les extra-européennes (jalon Golfe d’Oman), même très loin de nous ce n’est bon pour personne ( jalon migrations boomerang).

Ce n’est pas très réjouissant quand on fait le parallèle avec l’évolution de régions qui ont perdu leurs usines et qui peinent à s’en relever... Et quid de notre dépendance envers des États extérieurs à l’Europe pour quelque chose d’aussi essentiel que notre production de nourriture ? Cette question est d’autant plus prégnante en période de tensions internationales, comme celles que nous connaissons actuellement qui nécessitent d’assurer une souveraineté alimentaire à toute épreuve. Il serait peut-être temps d’y penser en termes de "réarmement", comme disent nos chefs d’États.

Nous voulons reparler du bilan carbone de la pêche

Cet aspect est intéressant, notamment en termes d’acceptabilité de l’activité (quoiqu’il en soit il faut se faire aimer du public) et au regard du point précédent sur la pêche déportée (modèle probablement très émetteur de carbone). Plusieurs aspects sont à étudier :
• Poids carbone du poisson produit localement et poids carbone du poisson issu de la pêche délocalisée. D’ores et déjà il apparaît que le poisson local est de moins en moins émetteur [5] .
• Mais aussi, poids carbone du poisson par rapport à d’autres apports protéinés comme ceux issus de la viande ou des produits de l’aquaculture [6].

L’idée derrière est d’être capable de prouver que le poisson pêché au Guilvinec ou dans une autre pêcherie locale est un apport de protéines pauvre en carbone donc une nourriture intéressante pour les gens qui cherchent à amorcer une transition vers une nourriture moins émissive et veulent un régime riche en Omégas3. Cet argument est déjà utilisé par les défenseurs de la pêche. Évidemment, il n’est valable que si la pêche, avec un bon bilan carbone, est aussi respectueuse des autres aspects environnementaux. En font nécessairement partie l’amélioration de la biodiversité et la bonne gestion globale des espèces pêchées en Europe, validée par un rééquilibrage production /importation des produits de la mer.

Nous poussons vers une transition vertueuse
La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) [7] est définie comme l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes. En d’autres termes, la RSE c’est la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable. Or les entreprises de pêche, en particulier artisanales, au travers de leurs structures professionnelles, peuvent être la somme d’une responsabilité sociétale intégrant les préoccupations sociales et environnementales. On peut même aller plus loin, vers une approche régénérative [8] des activités maritimes de pêche. La première question pour concevoir une action globale de pêche régénérative et de nouvelle génération (au moins au niveau des lycées maritimes à condition d’avoir une formation initiale) serait de se demander :
• Quels sont les impacts sociétaux et environnementaux que le pêcheur artisan doit absolument maîtriser
• Quel est son rôle vertueux dans la société locale, nationale et européenne.
En répondant à ces deux questions, on devrait arriver à quelque chose d’intéressant pour le futur. En poussant logiquement un peu plus loin nous proposons que chaque pêcheur et entreprise de pêche effectuent son propre calcul pour connaître son poids carbone [9], en essayant progressivement de le diminuer. Pour mémoire, un Français moyen est à 10t en 2023, je suis à 7,8t, ma fille Morgan est à 5,8t (véhicule électrique). Il faut arriver à 2t. On en est loin ! L’impact de la nourriture est surprenant dans le calcul en particulier de la viande, mais pas forcément du poisson ! Notre famille est volontaire pour animer un jeu de fresque du climat [10], de la biodiversité et même de l’océan sur Loctudy, on verra ce que cela donne... Pour le lycée maritime ce serait très intéressant de travailler ces points d’une façon ludique.

Pour finir

L’intérêt de ce travail à quatre mains sur la frise chronologique 2023 est qu’il m’a fait sortir de ma zone de confort grâce au partage des connaissances avec Morgan. Cette frise 2023 est pour tout le monde à géométrie variable et adaptable en permanence, en fonction de l’orateur qui prendra la peine de l’utiliser et de la présenter. C’est même l’intérêt de pouvoir débattre à partir d’une trame factuelle ouverte sur le temps qui passe.

Morgan Chever responsable environnement dans une entreprise de TP
René-Pierre Chever membre de Pêche & Développement
Nantes Janvier 24

[2Explication du problème : Acidification des océans MaP#19

[3Il n’y a plus aucune licence disponible pour travailler dans les 12 milles en Bretagne

[4Plannings d’interdiction pour les travaux publics : Prendre en compte la biodiversité sur les chantiers-Fiches pratiques, Entreprises Générales de France BTP, Novembre 2021 Biodiversité et Economie circulaire - EGF

[6Poids carbonne de la viande et du poisson : Selon une étude menée par l’Université de Washington en 2018, les produits à base de poisson génèrent une empreinte environnementale plus faible que de nombreux autres produits issus de l’élevage ou de l’aquaculture.

[7RSE : Commission européenne

[8Régénérer : vers des projets régénératifs en Pays de la Loire, Open Lande

[9Calculateur personnel d’empreinte carbone : Votre calculateur d’empreinte carbone personnelle - Nos Gestes Climat

[10Fresque du climat : https://fresqueduclimat.org/

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