Du Joseph Roty II à l’Annelies llena

, par  SCHMITT Odile

A l’heure où certains redécouvrent avec sidération le chalutier géant "l’Annelies llena", un navire-usine de 145 mètres (construit en 2000, navire battant pavillon polonais , du groupe Hollandais Parleviet & Van der Plas, actionnaire de la Compagnie des pêches de Saint-Malo qui exploite le navire) destiné à produire du surimi industriel, « trop gros pour rentrer dans le port de St Malo », et qu’une manifestation est organisée à St Malo par BLOOM et l’association Pleine Mer pour manifester contre le gigantisme industriel destructeur de l’océan et des pêcheurs artisans, il est intéressant de préciser de quel type de pêche il s’agit en se plongeant dans le livre de Frédéric Brunnquell, Hommes des tempêtes (Grasset 2021).

En effet, « l’usine » en question est transférée d’un navire plus ancien, le Joseph Roty II construit par les chantiers navals de Gdynia en Pologne, lancé en 1973. Le Joseph Roty a d’abord servi comme Terre-neuvas ; en 1992, après l’interdiction de la pêche française à la morue au large de Terre-Neuve, il devint un des derniers vestiges des Terre-neuvas et fut converti à la production de surimi-base, ce qui en fait le seul navire européen équipé à cet usage, en pêchant le merlan bleu dans les eaux de l’Atlantique Nord-Est. En 2004, le navire subit une rénovation pour accroitre ses capacités de production. Ses dimensions en font un des plus grands chalutier-usines d’Europe et le plus grand chalutier français. Le Joseph Roty II subit la concurrence de plus en plus rude des chalutiers plus modernes et a dû composer avec la crise du COVID et les restrictions du Brexit. Il est rentré à Saint-Malo le 18 décembre pour ce qui semble être sa dernière campagne.

Face aux critiques concernant l’Annelies llena, la Compagnie des pêches de Saint-Malo réagit dans un communiqué en indiquant qu’elle « n’exploite pas le navire en propre et n’en est pas propriétaire » et que son investissement dans ce chalutier géant n’augmentera pas son volume de production. « La part de quota de merlan bleu qui va être apportée au projet correspond à celle du Joseph Roty II », précise-t-elle, assurant qu’« aucun quota ne va être récupéré au détriment d’un autre navire ou d’un autre armement. » Les marins en CDI qui travaillaient sur le Joseph Roty II (35-40 marins) rejoignent et complètent les équipes de l’Annelies llena et restent sous contrat français, explique la Compagnie des Pêches. Mais, c’est l’occasion pour les opposants au navire géant de réclamer au gouvernement français « d’interdire immédiatement les navires industriels de plus de 25 mètres dans les eaux côtières françaises. » alors qu’évidement ce n’est pas là qu’il va pêcher.

A la lecture du livre de Frédéric Brunnquell, Hommes des tempêtes (Grasset 2021) [1], on sent bien que le Joseph Roty II vieillissant ne présentait plus les normes de confort et de sécurité pour les marins et les ouvriers de l’usine de surgélation…

Le récit de l’embarquement de Frédéric Brunquell en 2018 est saisissant : « Faire route » vers la zone de pêche à 900 km des côtes irlandaises… Traque des bancs de poissons qui peut demeurer vaine pendant des semaines, l’ennui qui suinte…
On croise parfois d’énormes navires modernes qui pêchent des poissons pour en faire de la farine destinée à nourrir les volailles et les saumons d’élevage…
L’avis de tempête après deux semaines de mer sans rien pêcher, puis l’ouragan qui oblige à mettre « à la cape », en situation de survie… le temps perdu. Et enfin le premier banc détecté au bout de trois semaines, mais dans une zone interdite : récifs de corail !
Ensuite la crise cardiaque d’un marin : appel des secours, hélitreuillage. Enfin, un trait de chalut miraculeux, les merlans bleus aspirés vers l’usine de surgélation pour fabriquer quarante tonnes de surimi stockées en paquets dans l’entrepôt frigorifique qui peut en contenir 900 tonnes
La pêche se poursuit avec encore une tempête qui rend l’opération de virer très dangereuse. Et ensuite un banc beaucoup trop énorme qui oblige à rejeter à la mer 200 tonnes de merlans morts, pour ne pas bousiller le chalut, les « faux poissons ».
Enfin, panne de moteur. L’hélice est coincée par un morceau de chalut de fond perdu… Il faut demander un remorqueur de St Malo ! Réparation à Killybegs en Irlande, avant d’aller décharger à St Malo et de repartir pour une nouvelle marée.

Ce livre-épopée permet de se plonger dans le monde et la vie de ces hommes d’équipage, français, polonais, bretons ; de les écouter parler, espérer, endurer, face à la toute-puissance de la mer et aux aléas de la pêche. On peut imaginer que leur vie sera moins dure sur l’Annelies llena.

Mais on peut aussi s’inquiéter que celui-ci cumule les quotas du Joseph Roty II et ses quotas antérieurs qui ne sont pas précisés... La Compagnie des Pêches de Saint Malo assure qu’« il y a ainsi une optimisation de moyens de production » en passant de « deux navires pêchant la même espèce à un seul navire ». Ce projet devait faire l’objet d’une première campagne d’essai fin janvier/début février 2024.

Notons que ce navire ne concurrence pas les marins pêcheurs artisanaux, car il opérera dans les eaux communautaires en mer du Nord, loin de côtes françaises et hors des zones de pêche traditionnelles des marins bretons, dans le respect des quotas européens fixés eux-mêmes en fonction des avis scientifiques du CIEM (Conseil international pour l’exploration de la Mer) et l’avis du CESTP (Comité scientifique, technique et économique de la pêche) [2]

En tous cas, il semble préférable de pêcher le merlan bleu très au large pour l’alimentation humaine et non pour la farine de poisson ! Et, cela va de soi, sans concurrencer la pêche artisanale…

Odile Schmitt, février 2024

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