Le Silence des morues Quand la protection des phoques mène les pêcheurs et l’écosystème à la ruine.

, par  GUENETTE, Jean, LE SANN Alain

Le film de Jean Guénette « Le silence des morues » a reçu le prix du public lors du festival pêcheurs du Monde en mars 2024. Il a touché le public qui a, bien évidemment, fait des rapprochements avec la situation des pêcheurs bretons contraint d’arrêter la pêche pendant un mois pour protéger les dauphins. Si les différences sont importantes, les rapprochements le sont également car les pêcheurs sont confrontés à la surprotection d’animaux fétichisés qui prolifèrent et au mépris des décideurs et des médias.

Interview réalisée le 22 mars 2024 à Lorient lors du festival Pêcheurs du monde par Alain Le Sann

Q : Dans ton film, ce qui est frappant, c’est le rapprochement entre la situation que nous vivons aujourd’hui en Bretagne, avec la question des dauphins. Mais c’est aussi un problème de politique pour l’avenir de la pêche : la question posée est de savoir si l’on veut encore de la pêche et des pêcheurs.

J G : Ceux qui vivent de la mer, chez nous, c’est leur identité, leur culture qui est en jeu. 30 ans après le moratoire de la morue, on a fermé des usines, racheté des permis, mais on a encore moins de ressources malgré tous les moratoires qui se sont succédés parce qu’il y a un prédateur qu’on ne veut pas contrôler, le phoque gris. Après la morue, on a arrêté la pêche au hareng qui fournissait les appâts pour le homard, on a arrêté la pêche au maquereau. Il y a encore du poisson mais il n’y a pas d’accord entre les gestionnaires et les pêcheurs. Après la crise de la morue, on a une crise de la crevette qui a été l’espèce qui a remplacé la morue. Il y a une mauvaise gestion car on a laissé proliférer le sébaste, une espèce de fond qui consomme la crevette. Les pêcheurs disaient : « Si vous ne rouvrez pas la pêche au sébaste, il n’y aura plus de crevettes nordiques ». Tous ceux qui avaient pu survivre au moratoire sur la morue, on leur a donné des autorisations pour la crevette nordique. Il y a eu trente ans d’inepties de la part des décideurs et on n’a pas ouvert la pêche au sébaste. Il y a 3,5 millions de tonnes de sébastes dans le Golfe du St Laurent. Les 150 bateaux qui vivent de la crevette dans le Golfe sont tous menacé. Je crois que 90 % des bateaux sont en faillite. Pendant ce temps on ouvre un quota de 25 000 tonnes de sébaste, mais on le donne à quelques bateaux usines de plus de 30 m qui viennent des Provinces Maritimes. Là-bas, ils ont plus de poids politique et les élus les écoutent. Ils entrent dans le Golfe avec des droits historiques qui datent de 30 ans. En 2 semaines, ils vont rafler le quota. Pourquoi n’avoir que ce quota de 25 000 tonnes ? Les scientifiques disent que le poisson est trop petit ( de 40 cm sa taille s’est réduite à 25 cm) pour faire des filets et être commercialisé. Ce poisson n’a pas de prédateur et donc il y en a tellement que pour se nourrir, ils se cannibalisent, le stock peut donc diminuer selon les scientifiques (il a baissé à 2,5 millions de T et se reproduit mal) [1] et il ne faut pas trop le pêcher. Mais il n’y en a jamais eu autant . S’il ne grossit pas, c’est qu’il n’a pas assez de nourriture, le poisson de fond met du temps pour parvenir à maturité, son taux de croissance diminue. Actuellement, il n’a pas les conditions pour croître.

Dans ce contexte-là il y a plein de bateaux à vendre. En ce moment (mars) ce sont juste les bateaux côtiers qui sont mis à l’eau. Les chalutiers n’iront pas en mer même s’il y a du sébaste à pêcher, parce qu’il se vend à un prix inférieur au coût de revient. Il faut changer les gréements, les filets. Les gars n’ont pas pêché de sébaste depuis plus de trente ans. On est à une autre génération. Ils sortent des écoles de pêche. Ils ont des sondeurs et des caméras partout. Ces bateaux sont des formule 1 des mers. Ils coûtent 3 millions d’euro. Ces bateaux- là, c’est 4 gars à bord, mais quand ils pêchent la crevette ils donnent du travail à 25 personnes dans les usines. Ces usines ferment, à Terre neuve aussi. On est dans une logique agro-industrielle. On n’est pas comme ici dans la pêche vendue en criée pour la consommation locale. Chez nous la cale est pleine d’une seule espèce. Si on pêche du sébaste, il faut rejeter les autres espèces à l’eau ; même chose pour la pêche aux crevettes. Il y a une grille qui permet de rejeter le poisson à l’entrée du chalut. Il y avait une rationalisation dans la crevette, mais on n’ouvre pas assez le sébaste et chaque phoque continue à manger 10 tonnes par année.

Ils sont 600 000 environ, peut-être 700 000, 800 000 car ils sont difficiles à comptabiliser et il n’y a pas assez de budget pour analyser le stock de sébaste, les données sont imprécises. C’est scandaleux. On a déplacé le problème de la morue, après ce fut la crevette, tout ça parce qu’on ne veut pas toucher au phoque gris parce qu’il y a des groupes animalistes américains qui font pression sur le gouvernement canadien, en raison du Marine Mammal Act qui dit qu’on ne peut pas encourager des pays qui touchent aux mammifères marins. On ne peut pas appâter avec la viande de phoque alors qu’on manque d’appât. Les autorités canadiennes sont frileuses et font preuve d’un manque de courage exemplaire pour tenir tête aux Américains et leur dire : « on a nos produits de la mer, on va développer l’industrie du phoque pour réguler la biodiversité et plusieurs scientifiques sont d’accord ». Mais le gouvernement fédéral ne veut pas déplaire aux Américains et aux Européens, ni aux groupes de pression qui depuis 50 ans font peur aux Canadiens, menacent de boycotter les produits canadiens de toute sorte. Non seulement les produits de la mer, mais le bœuf, le porc, le bois, l’aéronautique. Qui paie ? C’est le petit secteur économique de la pêche qui ne pèse rien face à l’aéronautique ou l’automobile.

Une région à l’abandon

Quand je suis arrivé en Gaspésie, la région, avec les îles de la Madeleine, comptait 115 000 personnes. Aujourd’hui on est 90 000, dont une grande partie de retraités. C’est aussi une injustice face aux pêcheurs. Ce qui me tient à cœur dans tous mes films, c’est l’occupation du territoire, l’exploiter d’une façon adéquate, rationnelle. Tous on paie des impôts, on a droit aux mêmes services qui permettent le développement de nos collectivités. Dans notre culture de développement, la Gaspésie a toujours été un endroit où on exportait notre poisson, la morue. On a trop de poisson, le marché a toujours été les Etats-Unis, un peu l’Europe, le Japon pour le crabe des neiges. Le crabe des neiges se vend aussi beaucoup aux Etats-Unis à las Vegas, sur les bateaux de croisière. Il ne reste plus maintenant que le homard et le crabe des neiges comme ressources abondantes sans compter le sébaste qu’on pourrait exploiter. Pour cela il faut prendre des décisions avec les pêcheurs mais ils ne sont jamais consultés. Il faut comprendre le monde des pêches dans la société dans laquelle on vit. Il faut un regard historique et un regard humble sur la ressource et le monde des pêches, un regard respectueux du passé pour comprendre le présent et tenter de ne pas répéter les mêmes erreurs. Je vais souvent en mer avec les pêcheurs. En ce moment, je vois un changement de mentalité, une modernisation des équipements, mais on voit des organisations de pêcheurs démunies, mal représentées, qui font leur possible mais ne sont pas écoutées des politiques.

Q : Aujourd’hui les politiques des pêches sont déterminées par les grands lobbies environnementalistes, largement financés par des fondations américaines et aussi le grand public qui fait des dons en fonction des images catastrophistes qu’on lui donne ; Est-ce aussi cela que vous vivez ?

J. G : Nous on distingue écologistes et animalistes. Pour nous la bête noire, ce sont les animalistes. Leur symbole, çà a été le phoque avec Brigitte Bardot, mais surtout Sea Shepherd ! Greenpeace a changé et s’est retirée du dossier. Ils se servent des médias nationaux, contrôlés par des intelligentsias de gauche qui s’emparent de causes les unes après les autres. Ils sont une extrême minorité mais j’aimerais qu’ils s’emparent aussi de la cause des pêcheurs. Mais on a vu sur Netflix « Seaspiracy ». Ces groupes-là ne font pas dans la nuance parce que ça ne fait pas vendre des cartes de membres ou attirer des fonds défiscalisés. Il y a aussi les réseaux sociaux, les pêcheurs ne sont pas outillés pour se battre contre les immenses firmes de pub et les groupes de communication qui à coup de millions inondent les Facebook et compagnies pour détruire une industrie. Il n’y a aucune nuance, aucune objectivité journalistique. Un film comme « le silence des morues » aurait dû passer sur un réseau national, mais il n’a pu l’être parce que c’est un sujet complexe à expliquer et qu’il faut mettre son cœur sur la table pour donner la parole aux pêcheurs. Le documentaire, c’est une forme d’expression pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Les pêcheurs en ont marre de se faire mener en bateau par des écolos, des gauchistes de Montréal qui ne voient dans les pêches que la destruction des fonds marins. Or on travaille avec des chaluts semi-pélagiques qui ne touchent plus le fond de l’eau, mais on a quand même fermé des zones pour protéger les fonds. Les pêcheurs sont d’accord pour protéger les fonds. Chez nous, il y a des symboles comme le bélouga ou la baleine noire, espèces menacées. C’est la base d’une industrie du tourisme fantastique ; on a fermé des zones entières à la pêche, même des zones côtières trop peu profondes pour qu’on y trouve des baleines. Des pêcheurs ont perdu des centaines de milliers de dollars. Mais les animalistes ne viennent pas à la côte, ils manifestent à Montréal. Ils sont dans les médias et des animateurs vedettes vont déclarer qu’ils adorent les baleines.

Q : Chez nous, c’est pareil. Ces organisations n’ont pas de base, ce sont des organisations de communication qui disposent de fonds très importants et face à cela les pêcheurs sont complètement démunis.

J. G : Chez nous il y a une différence, c’est la pensée unique. Ici, il y a un débat. Chez nous le débat est clos : on a protégé les phoques au lieu de protéger les humains et la morue. Le phoque était une ressource, on n’a plus le droit d’y toucher. Cela fait 20 ans que les pêcheurs disent qu’il déstabilise l’environnement. Quand on vit dans un environnement maritime, on est habitué à se battre contre les éléments, on vit avec les ressources que l’on a, on s’adapte. Mais si on ne peut plus s’adapter, on quitte, on va en ville et on est malheureux. On a une population vieillissante, les villages se vident, mais ils sont remplis l’été par les touristes qui laissent une « économie de passage », des salaires très moyens qui ne permettent pas de vivre le reste de l’année. Ce n’est pas cela développer une région, il faut l’habiter, respecter les habitants, vivre des ressources dont elle dispose.

Voir le court métrage de Jean Guénette sur les phoques

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